Raphaël Zarka
Artiste aux 26 facettes

Écrit et illustré par Olympe Rabaté.

Paru en octobre dernier aux éditions B42, la première monographie consacrée à Raphaël Zarka est l’occasion pour les graphistes du studio DeValence de poursuivre leur contribution complice au travail documenté et documentaire engagé par l’artiste depuis maintenant plus de dix ans.

Cet ouvrage rassemble de nombreuses photographies donnant à voir la production protéiforme de cet artiste-sculpteur-archéologue-dessinateur-vidéaste-collectionneur. Son travail est mis en lumière par différents essais de critiques et historiens de l’art : Guillaume Désanges signe le texte “Ingénieur de surface” qui ouvre le livre, Didier Semin “Roue libre”, Jean-Pierre Criqui “La doublure” et Christophe Gallois ferme le pas en interviewant longuement l’artiste sur son travail et les différentes références qu’il convoque.

Une histoire d’amour avec un rhombicuboctaèdre

Pour Zarka tout commence avec la rencontre de deux étranges volumes en béton dans un terrain vague près de Sète. La photographie qu’il prend (“Les formes du repos n°1”) ouvre la monographie. Découvert par hasard, ce prototype de brise-lame fascine Zarka en tant que sculpture involontaire.

Il est basé sur la figure géométrique du rhombicuboctaèdre : un solide à 26 faces de la famille des polyèdres semi-réguliers découvert par Archimède. De la trouvaille fortuite à l’obsession, il n’y a qu’un pas. L’artiste entame une collection raisonnée de toutes les occurrences possibles de ce rhombicuboctaèdre (“Catalogue raisonné des rhombicuboctaèdre”). Une ampoule Deco Crystal Philips de supermarché, une gravure dans un traité de géométrie italien du XVIe siècle, la bibliothèque nationale de Biélorussie, l’horloge solaire de l’abbaye de Neubourg, etc. Le rhombicuboctaèdre devient un leitmotiv dans le travail de Zarka, ou plutôt un "leitfossil" comme le note Guillaume Désanges : la survivance d’une forme et ses déclinaisons dans l’histoire [1]. Ce motif géométrique qui revient erratiquement mais obstinément est avant tout un prétexte pour l’artiste à tisser un réseau de connections mystérieuses dans l’histoire des formes entre sciences, arts et culture populaire.

Avec ses recherches sur le skate-board, la sculpture minimale (aspect que développe en détail le texte de Didier Semin) et la physique galiléenne, cette collection de rhombicuboctaèdres confirme l’abstraction géométrique comme champ d’investigation de l’artiste, et la "migration des formes" comme mode opératoire.

Foucault, Borges, LeWitt, Archimède et les autres

Le rhombicuboctaèdre, une simple monomanie de l’analogie formelle me direz-vous ? C’est oublier qu’au-delà du simple jeu que peut constituer la recherche de ressemblance entre des formes hétéroclites, l’analogie a joué un rôle primordial dans la connaissance, notamment scientifique. Comme le pointe Jean-Pierre Criqui, Zarka fait siennes les réflexions de Foucault [2]. En effet, jusqu’au XVIIe siècle, le régime du savoir reposait essentiellement sur la similitude et l’analogie universelle. La ressemblance a donc joué un rôle bâtisseur et primordial dans la constitution du savoir occidental. Et Raphaël Zarka est un érudit. Son travail est sans cesse nourri et informé par les travaux de ceux qui l’ont précédé. Logiquement, les héros de sa mythologie personnelle sont issus de domaines et époques hétérogènes. Archimède, Galilée, Luca Pacioli, Johannes Kepler ou Abraham Sharp côtoient Marcel Duchamp, Robert Smithson, Sol LeWitt, et Carl Andre, le tout mis en perspective par Jorge Luis Borges, Roger Gallois ou Italo Calvino. Mais Zarka aime aussi rendre hommage à des personnages plus anonymes de l’histoire des formes : les skateurs qui utilisent les œuvres d’art installées dans l’espace public (“Riding modern art”) ou les physiciens de l’époque de Galilée qui fabriquaient des appareils pour étudier la gravité (“Padova”, “Tautochrone vérifiée”). Dans le parcours de l’artiste, certaines références sont évidentes et d’autres sont le fruit de rencontres fortuites ; la cohérence de cette constellation intellectuelle semblant toujours fonctionner par incrémentation et sédimentation.

Les cartons d’invitations produits lors de ses expositions [3] sont une manière pour Zarka de “citer ses sources”. Dans l’ouvrage, ces cartons jouent le rôle d’intercalaires en séparant les différentes séries. Ces cartons présentent à chaque fois une image légendée et fonctionnent comme des indices ou des clés de lecture pour aborder une nouvelle facette du travail de l’artiste. Progressivement, ce fonds documentaire, sous forme de petit objet éditorial, semble alimenter une encyclopédie personnelle en construction perpétuelle.

Sculptures documentaires

Sculpter pour donner forme à son érudition et pour documenter un sujet, c’est finalement ce à quoi s’emploie Raphaël Zarka. Borges disait “c’est presque insulter les formes du monde de penser que nous pouvons inventer quelque chose”.

Zarka est catégorique, il ne veut pas inventer ou créer mais bien redécouvrir, réemployer, réécrire. Il parle souvent de son travail comme un art de “seconde main”. Tel un archéologue à l’ère des fouilles numériques mondialisées, il puise dans l’histoire des formes comme dans une vaste base de données libre de droit. Il est intéressant de noter que dans les pages dédiées aux explications de son travail, l’image de référence joue le même rôle que les notes en bas de page. On pourrait résumer l’attitude de l’artiste comme celle d’un amateur ou d’un spectateur devenu sculpteur.

En témoigne la série “Reconstructions” où Zarka s’emploie à reconstruire des éléments de mobilier repérés dans des peintures datant du Quattrocento. Ses reproductions en contreplaqué sont à mi-chemin entre la maquette architecturale, la sculpture minimale et l’objet scientifique. Littéralement extraits du champ bidimensionnel de la peinture, ces éléments deviennent entre les mains de Zarka ce à quoi la perspective naissante aspirait tant à ce qu’ils soient : des volumes vus dans l’espace tridimensionnel.

En plus du plaisir jubilatoire qu’il y a à découvrir l’étendue, la richesse et le dynamisme du travail de ce jeune artiste, cet ouvrage offre de belles perspectives pour imaginer de nouvelles manières créatives et pédagogiques de transmettre le goût pour l’histoire de l’art !

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[1Guillaume Désanges fait référence au concept de "leitfossil" qu’il emprunte à Aby Warburg dont l’atlas "Mnemosyne" consistait à mettre à jour des lignées iconographiques transcendant les frontières historiques ou géographiques.

[2Michel Foucault, Les mots et les choses, éditions Gallimard, 1966

[3Cartons créés aussi par le studio DeValence

texte : creative commons.

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