Hugo L’ahelec, diplômé de l’ENSCI-Les Ateliers fin 2015, vient d’être lauréat des Audi Talents 2017 en Arts visuels. Il prépare une exposition intitulée The Death Show. Son projet interroge le rituel funéraire et les liens qui peuvent exister entre faits religieux et spectacle. The Death Show est le second projet du jeune créateur autour d’une problématique plus générale : la relation de l’homme au transcendant et sa mise en scène. Au cœur de cette démarche, il tente de traduire des concepts classiques de l’art et de l’anthropologie à un moment contemporain où il considère que la société de l’entertainment est à son apogée et que le religieux au contraire perd en influence. Strabic, pour qui cette exposition future tombe à pic, est allé à sa rencontre.
Strabic : Quelle est la genèse de ce projet ? Comment en es-tu venu à t’intéresser au monde de la mort ? Et, au fond, à quoi t’intéresses-tu d’abord : au rituel funèbre, à l’absence, au travail de deuil… ?
Hugo L’ahelec : Avant d’imaginer ce projet – qui a d’ailleurs eu plusieurs formes différentes et qui n’est toujours pas terminé – il y a eu un premier travail d’écriture et d’images commencé pour mon mémoire à l’ENSCI, et qui traitait de la notion de croyance. Ce qui m’intéressait dans cet essai, c’était de comprendre ce qui était à la base des productions en général – toutes catégories confondues, religion, philosophie, économie, art, design, architecture, etc. J’avais alors choisi comme hypothèse de travail que ce que l’on produit dépend essentiellement d’un point de vue sur ce qui nous entoure et que ce point de vue se nourrit d’une sorte de complexe de pensées (spirituelles, morales, politiques, sociales, économiques, esthétiques, etc.) : la croyance.
Vidéo qui résume les textes et images de l’essai mytho-manies. Images et textes : © Hugo L’ahelec.
Dans ce premier projet qui s’appelle mytho-manies, j’ai mis en parallèle deux mythologies, si l’on peut dire : le religieux – qui pour moi ne dépend pas forcément de la religion –, et le moderne. Dans les deux cas, j’ai découvert que ce qui m’intéressait c’était de traiter de la façon dont on négocie avec le transcendant, c’est-à-dire tout ce qui sort du champ de la compréhension rationnelle, de l’entendement, ce qui nous dépasse en somme. J’ai essayé de mettre en lumière les évolutions des notions de rituel, de sacré, de mythe, de symbole dans une société dont on décrit la sécularisation, c’est-à-dire la progression des appareils modernes et en parallèle la disparition, progressive et hétérogène, de la religion. En réalité, la sécularisation est un défi compliqué à tenir et finalement j’essaie de pointer ou questionner les transformations, les transferts des grandes idées du religieux, comme le sacré ou le rituel, dans le moment contemporain. Il y a là l’envie de démontrer l’immuabilité de ces notions anthropologiques et des les triturer. Ma démarche actuelle démarre ici.
J’ai ensuite concentré mes recherches sur le rituel. Je trouve fascinantes ses composantes spectaculaires, festives, performatives, ludiques, communautaires, symboliques : sa capacité à créer un environnement, des conditions, des codes, une expérience qui nous emmène au-delà, pour appréhender ce qui n’est pas pensable ici.
Le rituel est une pratique de médiation entre humains et monde transcendant. Il traite essentiellement trois situations de l’existence : la naissance, l’amour et la mort.
C’est ce dernier terrain que j’ai choisi d’investir, avec dans l’idée de commencer une sorte de cycle. La mort représente exactement ce que veut dire pour moi immuable : qui a toujours existé et continuera, qui est de toujours et ne cessera donc jamais d’être disponible pour l’actualité, qui a en soi une impérissable nécessité. Et c’est le cas de la mort et de ce qui l’entoure – du moins traditionnellement –, le rituel funéraire et l’expérience du sacré.
La ronde des fétiches. Image extraite de Mytho-manies (2015). Image : © Hugo L’ahelec.
American Showtime. Image extraite de mytho-manies (2015). Image : © Hugo L’ahelec.
Kandinsky 2000. Image extraite de mytho-manies (2015.) Image : © Hugo L’ahelec.
Sur quels constats s’appuie ton projet et, conceptuellement, que proposes-tu ?
The Death Show est un projet d’exposition conçu comme une expérience rituelle où les différents marqueurs de la cérémonie funéraire sont exprimés par une suite d’installations. Les rituels engagent une relation sensible entre l’homme et le transcendant, et entre les hommes entre eux. Ils s’appuient sur des dispositifs symboliques et des moyens visuels : gestuelles, récits, paroles, sons, images, objets, décor, etc. On pourrait dire que le rituel construit un cadre ludique et même fictionnel. Il soulève donc toujours une interrogation : est-ce du sérieux ou du spectacle ? Y joue-t-on ou y est-on « joué » ? Y transforme-t-on le réel ou y adapte-t-on ce qui serait au-delà de la vision humaine ? La substance même du rituel se trouve dans l’oscillation entre ces questions. Ce que j’essaie de révéler en premier lieu avec ce projet, ce sont les analogies qui existent entre rituel et spectacle. Sur le fond, ces deux activités permettent de sortir du temps ordinaire, de vivre une expérience symbolique, de parler ou de représenter des phénomènes impensables, de créer du lien social, et finalement, je crois, de se sentir vivant. Sur la forme, tous deux font appel à la mise en scène, au théâtral, à un decorum.
Ce qu’investit mon projet, ce sont les conditions plastiques de l’expérience rituelle : des moyens symboliques, performatifs, festifs, voire même événementiels si l’on veut employer des termes plus contemporains.
Dans les Pensées, Blaise Pascal opposait pratique religieuse et divertissement – pour lui, ce dernier représente plus ou moins tout ce qui n’est pas de l’ordre du culte y compris le travail. Il y voyait deux façons, une bonne et une mauvaise, de vivre la condition humaine, de combler une condition misérable car mortelle. On peut aujourd’hui se demander ce qu’il advient du rituel dans une époque qui écarte la religion et promeut le divertissement presque comme idéal de vie, comme condition. Si on poursuit la logique de Pascal, nous serions dans une société qui refuse de plus en plus de préparer et de penser la mort – et ce qui pourrait suivre évidemment – au profit d’un déni de la mort, d’un détour sur notre condition – souvent affirmé comme l’ambition de se concentrer sur sa vie, ce qui n’a en réalité rien d’antinomique. La mort se trouve au centre de la problématique générale que concentrent rituel et divertissement : faire avec le caractère dérisoire d’une vie qui se finira et se détourner de l’angoisse de cette fin. Seulement les cadres du religieux et du spectacle ne sont pas les mêmes.
Image de recherche pour l’exposition The Death Show. Détail de l’installation Gravy Lunch (2017). Image : © Hugo L’ahelec.
Ce projet est une exploration des analogies conceptuelles et formelles entre rituel et spectacle posée à un moment d’apogée de la société du spectacle, d’une société qui serait de moins en moins conditionnée par la religion et de plus en plus par l’entertainment. Tout ceci amène à la couche suivante : la question du funéraire, du traitement et de la représentation de la mort en fonction des conditions – spirituelles, sociales, politiques, esthétiques – qui sont les nôtres, en fonction du lieu ou du moment.
Quels sont les moyens plastiques que tu te donnes pour arriver à ces fins ?
J’essaie de traiter le projet en croisant les références et les points de vue, anthropologique et artistique, passé et contemporain. L’ambition générale, c’est finalement de synthétiser ce que pourraient être une esthétique du rituel, une esthétique du spectacle et une esthétique de la mort. Le faire au même endroit est une façon de tisser des liens, de mettre en avant des points communs mais surtout je crois de proposer une situation poétique. Ce qui compte avant tout, c’est de traduire une expérience, l’expérience extrêmement puissante que sont les funérailles – ou qu’étaient les funérailles… Certains courants de l’art moderne et contemporain – on pourrait penser au surréalisme, à la performance, etc. – militent pour que l’art engage voire même retrouve une dimension rituelle, pour qu’il soit un instrument qui révélerait ou bousculerait les idées de l’homme sur la réalité et sa place poétique dans le monde. Si le rituel est incontestablement une question centrale dans l’art – des arts sacrés à l’art contemporain – j’espère avec mon projet m’inscrire dans une démarche où les œuvres et les regardeurs font partie du même espace-temps, comme dans la scène rituelle. C’est pour cette raison que ce projet prend la forme d’une exposition, d’une situation, au sens presque théâtral ou performatif du terme, d’une mise en scène ouverte au public finalement.
Plan de recherche pour l’exposition The Death Show (2017). Image : © Hugo L’ahelec.
Image de recherche, simulation pour l’exposition The Death Show. Image : © Hugo L’ahelec.
Plus concrètement, mais je ne peux pas en dire trop pour l’instant, The Death Show est une exposition conçue comme un décor en mouvement, comme une représentation où se succèderont plusieurs installations ; le tout sera monté comme une pièce en boucle d’une quinzaine de minutes environ. Les installations, dont les formes ne sont pas encore figées proposeront des mouvements surnaturels, des images fantomatiques et des effets spéciaux qui peuvent être vus comme des représentations du rituel funéraire et de la mort elle-même – le rituel est à la fois un moment social, une performance et une représentation symbolique de l’objet qu’il traite. Chacune des installations incarne un marqueur du rituel et propose une expression de la disparition.
Par ses attaches au rituel et au spectacle, la notion de décor est primordiale. Les formes utilisées renverront à une interprétation croisée des traditions religieuses, de l’histoire des arts et du spectacle, des coutumes funéraires passées et présentes.
Les relations entre corps et mouvements constituent également un enjeu important. On peut estimer que le rituel tout comme le spectacle sont des cultures de mouvements – intérieurs et extérieurs. D’autre part, je crois que le regardeur comme le pratiquant sont trop souvent évacués des questions esthétiques et anthropologiques. Cette exposition a aussi pour objectif d’inclure le regardeur. Il complète la mise en scène et transforme la situation donnée à chaque nouvelle boucle. Il y a l’idée que le rituel transforme le pratiquant, tout comme le spectacle et l’exposition transforment le regardeur, et réciproquement.
Est-ce que des rituels funéraires historiques ou non occidentaux ont eu une influence sur ton travail ? On sait qu’aujourdhui, au Ghana, en Islande ou en Roumanie, par exemple, les rituels funéraires sont encore très présents, très élaborés et, pourrait-on dire, très vivants. Pour poser la question autrement, est-ce que ton travail s’ancre, se comprend et résonne dans une culture de la mort précise, localisée ?
J’essaie de construire une vision synthétique du rituel – pour essayer de parler de façon globale et justement pas localisée. J’espère de cette façon que chacun pourra s’approprier les éléments – rituels, funéraires, spectaculaires –, et s’interroger sur leurs recompositions, passées, actuelles et futures. Il y a une envie de relativiser sur notre situation présente et de faire référence à l’histoire, anthropologique et artistique. C’est une façon de réaffirmer qu’il n’y a pas d’origine pure du transcendant, de la croyance, du rituel ou de la culture, mais plutôt une suite de transmissions et de retransmissions, de transferts et de transformations, de lectures et d’interprétations. Pour ce faire, je vais piocher dans certaines traditions non-occidentales pour leur rapport symbolique et festif à la mort qui est l’expression authentique, je pense, du rituel et du sacré.
« la combinaison du fascinant et du terrifiant »
Rudolf Otto décrivait l’expérience du sacré, à laquelle devrait conduire théoriquement tout rituel – donc le rituel funéraire contemporain aussi – par la combinaison du fascinant et du terrifiant. Dans l’utilisation de moyens et de références d’aujourd’hui et d’hier, d’ici et d’ailleurs, je crois aussi que j’essaie de donner à vivre une expérience du sacré, c’est-à-dire de montrer qu’il y a une puissance esthétique, un possible enchantement, dans le sens de ce que disait Otto, pour un univers qui est finalement devenu repoussant, virtuel voire désuet pour certains.
En filigrane, mon projet parle aussi de la sécularisation : cette crise du religieux en occident. Ce projet, c’est un peu une scène rituelle sans culte officiel ou connu. Il raconte donc aussi le passage progressif d’une société religieuse avec ses traditions locales, à une société moderne, une société du spectacle, une société globalisée. Dans les rapprochements que je fais entre rituel et spectacle, il y a différentes couches. Potentiellement, l’une d’entre elles pourrait consister en une projection, une actualisation de certains faits religieux. Cela fait écho aux questions qui entourent les théories de la sécularisation : est-on vraiment dans une crise de la religion ? Que gagne-t-on mais aussi que perd-on dans l’éloignement du religieux ? Si rien ne se perd et que tout se transforme, alors ne peut-on pas considérer que l’on est plutôt dans une reconfiguration constante des croyances et des idées du religieux, notamment à l’échelle d’une histoire de plusieurs millénaires ? N’assiste-t-on finalement pas à des transferts de sacralité, et notamment, dans la modernité, de la religion vers la culture – une culture qui tend à devenir toute entière culture de divertissement et de spectacle ?
D’aucuns pourraient, notamment face à certaines images que tu as pu produire pour illustrer ce projet, pointer du doigt une dimension kitsch. “La mort est souvent une grande alliée du kitsch” constate Gillo Dorfles, non sans une certaine amertume. A contrario, Alessandro Mendini s’interroge, et cela résonne plus fortement encore dans un cadre funéraire : “En opposition au kitsch, on propose le juste emploi des moyens pour atteindre des fins. Mais quelles fins ? Les fonctionnalistes ne peuvent pas fournir de réponse.” Qu’en penses-tu ? Quelle est ta position par rapport à cette notion et à cette éventuelle catégorisation de ton travail ?
Je ne pourrais pas être plus d’accord avec Mendini. Le rituel funéraire est une expérience décisive et devient pourtant de plus en plus pauvre. Je veux dire qu’au quotidien le funéraire, la représentation de la mort et de l’au-delà est coincée dans une solennité et dans un fonctionnalisme, qui correspond à la façon dont nous traitons notre environnement, mais qui est en quelque sorte un non sens rituel au regard de la définition des rites de passage et des rites de transcendance. Si le fonctionnel a aussi une raison d’être dans l’univers funéraire, à certains endroits définis, la négociation avec le transcendant ne peut pas faire appel à des réponses fonctionnelles car il n’est pas question d’utilité. Dans le cas du rituel et du sacré, même si les moyens peuvent parfois sembler dérisoires, il est question d’une dépense gigantesque, improductive, extra-ordinaire, à l’image de la situation funéraire.
Si on comprend le kitsch comme un recours exagéré au décoratif, une surenchère, une ode à l’inutilité et au grotesque, dans un sens puissant et mystique, d’une dépense qui surpasse les moyens, peut-être est-ce une réponse appropriée dans le cas du funèbre ?
Il y a dans certaines formes populaires, qui pourraient paraître pauvres, un fort potentiel de communication – c’est tout le débat entre les modernes et les post-modernes en particulier sur la question de l’abstraction. La mort a toujours été le reflet du vivant. Alors il est normal que l’on observe l’univers funéraire devenir économique, écologique, que les cimetières ressemblent à des boîtes carrées sur une trame orthonormée agrémentée de goodies vendus par des supermarchés du souvenir, que les cérémonies soient de plus en plus standardisées, consensuelles voire insipides.
Image de recherche, simulation pour l’exposition The Death Show (2017). Image : © Hugo L’ahelec.
Dans l’essai de Gillo Dorfles, je ne peux m’empêcher d’observer que celui-ci statue sur ce qui doit exister ou non. Quand vient la question de construire le souvenir, le jugement sur le goût me semble assez inapproprié. On ne se trouve justement pas dans une situation sociale ordinaire, on n’est plus dans une situation rationnelle. Dans ce projet, j’essaie de ramener des choses classiques, lointaines ou d’ailleurs, que l’on pourrait avoir tendance à oublier et je tente de les représenter avec des contours qui nous sont familiers pour affirmer leur actualité, et plus encore leur immuabilité. J’accorde beaucoup d’importance à l’aspect festif et spectaculaire car je pense que c’est une façon juste de signifier le passage du mort dans l’autre monde mais également le passage des vivants dans une autre vie, car une disparition change l’existence de ceux qui restent et que le coup doit être marqué.
Les liens que je cherche à tisser entre références classiques et actuelles et le rapport à l’effet peuvent m’amener à utiliser des représentations populaires voire triviales mais c’est toujours dans le but de traduire le rituel, la mort, la disparition de la façon la plus juste possible au regard des enjeux et des références anthropologiques et artistiques que j’utilise – ce qui revient essentiellement à dire que mon objectif n’est pas fonctionnel mais poétique, symbolique, performatif.
Quand pourra-t-on déambuler dans cet environnement, apprécier cette installation ? D’ailleurs, comment l’appeler ?
C’est bien une exposition, dans laquelle il y aura plusieurs installations, quatre, cinq, six peut-être. Certaines seront à l’échelle de l’architecture, d’autres se rapprocheront du mobilier ou de la statuaire, il y aura certainement aussi de la vidéo et du son. Il reste encore beaucoup de travail avant que tout cela ne se fige complètement, c’est vraiment en cours… Mais je peux déjà vous dire qu’il y aura un premier rendez-vous en juin 2018 !