D’emblée, cette Histoire de la photographie d’architecture est une somme. Près de 2.900 noms de photographes et établissements photographiques s’enchaînent au fil des 440 pages de l’ouvrage. Sa lecture se complique encore avec une chronologie et des thématiques qui s’emmêlent. Et pourtant, derrière sa couverture peu alléchante – un comble vu le sujet traité – se cache un texte exhaustif qui ne laisse rien au hasard.
Tout est traité : la technique, l’ensemble des pays, les amateurs comme les professionnels. Et surtout, des centaines d’images émaillent le récit, dont la quantité ne désavoue pas la qualité de sélection, de reproduction ou la diversité des sources. Avec cette Histoire, Giovanni Fanelli (avec la collaboration de Barbara Mazza), professeur à l’Université de Florence et auteur de nombreux traités d’histoire urbaine, de l’architecture ou des arts graphiques, achève une revue complète du sujet, qui, à défaut d’être aisément assimilable, possède une qualité presque encyclopédique. Cet ouvrage s’érige en référence dans un domaine où nul encore n’avait si bien circonscrit la question.
Aux plus courageux de s’y plonger comme dans un livre ; aux plus avertis de se référer à l’index pour y picorer.
Histoire de la photographie d’architecture met en lumière l’importance de la photographie comme mode de représentation et source de connaissance de l’architecture. Leur relation, aussi ancienne que l’invention de la photographie, s’est développée jusqu’à ce que l’une se fasse outil privilégié de l’autre pour documenter les phases d’un projet ou le résultat final de son exécution. D’abord documentaire à sa création au XIXe siècle, la photographie d’architecture devient progressivement une discipline à part entière. Au fil des pages de cette édition – version révisée et augmentée de l’édition italienne originale – Daguerre, Baldus, Berenice Abbott ou Thomas Ruff côtoient Viollet-le-Duc, Mies van der Rohe, Le Corbusier et Zaha Hadid au cours de sept chapitres thématiques. Plongeons-nous à la suite de son auteur dans quelques-uns des moments forts de l’ouvrage.
Lire et documenter l’architecture
Prise en 1826 ou 1827 par Joseph Nicéphore Niepce à Saint-Loup-de-Varenne, la première image d’architecture connue est une vue de la cour de sa maison familiale. Partant de ce premier document, Giovanni Fanelli documente les pionniers de la discipline, insistant sur la lecture des images. Les questions de composition, cadrage, noir et blanc ou couleur, démontrent que d’emblée, et malgré son aspect documentaire, la photographie d’architecture ne peut faire l’économie d’une réflexion sur le parti-pris : détail ou ensemble, point de vue, prise en compte du contexte urbain ou non jouent sur la représentation que l’on se fait d’un bâtiment. Du daguerréotype au calotype, en passant par leur mode de reproduction, les différentes techniques photographiques sont détaillées et expliquées en regard de leur effet sur les images produites. Daguerre veut capturer et mettre en évidence la présence physique de l’architecture et sa relation à la lumière, Bayard se prend d’intérêt pour le détail. Ruskin, qui voit dans la photographie un instrument extraordinaire de vérité. C’est ainsi que la photographie d’architecture trouve immédiatement son premier rôle : accompagner chercheurs et archéologues, documenter les architectes et témoigner des traces du passé comme des procédés de réalisation du présent.
H. Bayard, Paris, le péristyle de l’église de la Madeleine, vers 1845, épreuve d’après négatif papier, 23,5 x 16,5.
Campagnes photographiques, voyages et cartes postales
Les premiers photographes participent à des missions dès 1850-1860. En Égypte, Palestine, Syrie, au Moyen-Orient, leurs prises de vues d’abord annexes aux fouilles archéologiques, deviennent indispensables. Les pionniers ne sont pas séduits que par l’exotisme. En 1851, la mission héliographique à laquelle participent Le Secq, Baldus, Bayard, Mestral et Le Gray, documente les architectures reconnues du patrimoine français, en particulier celles qui nécessitent d’être restaurées ou qui l’ont été récemment. En Italie, un goût pour l’architecture rurale se développe vers 1930 dans la recherche d’un langage architectural vernaculaire. Aux États-Unis, l’exposition The Urban Vernacular of the Thirties, Forties and Fifties. American Cities before the Civil War (1934) aide à fonder l’histoire du Style International. Après la Seconde Guerre mondiale et à l’ouverture du pays, ce sera au tour de l’architecture japonaise de faire l’objet d’une documentation passionnée notamment avec le travail de Yukio Futagawa.
Archéologues, médecins, explorateurs se forment à la photographie au cours de leurs voyages, avant que la discipline ne devienne une véritable profession.
Architecture sans architecte : Harry Grant Olds (1869-1943), Argentine, cabane de chercheur d’or construite avec des bidons, vers 1910, aristotype, 19 x 24.
Popularité et diffusion de masse
Avec les œuvres des amateurs, la naissance d’établissements produisant et commercialisant des photographies d’architecture, de monuments et de villes permet de populariser la discipline. En parallèle, sa diffusion se développe depuis qu’elle est devenue objet de commerce. Les établissements commerciaux missionnent leurs photographes, les techniques de reproduction se multiplient. Cartes postales, diaporamas, portfolios, albums sur les villes, cartes de visite sont proposés jusqu’à ce que certains formats se standardisent, notamment le grand (30 x 40 cm), le moyen (18 x 24 cm) ou le « cabinet » (10 x 15 cm) encore très répandu aujourd’hui.
Mais que représenter ? Tout est testé : photographie de chantier ou de ruines, traces du temps, édification, destruction ou encore restauration.
E. Baldus, Paris, Nouveau Louvre ; aile nord de la cour Napoléon en construction, vers 1855, épreuve sur papier albuminé d’après négatif verre, 22,5 x 29.
Photographier pour construire ou reconstruire
Patrimoine architectural et photographie font particulièrement bon ménage. Les images jouent un rôle central dans les relevés des archéologues mais aussi dans la restauration de monuments anciens. Viollet-le-Duc oblige les architectes en charge des restaurations des bâtiments historiques à fournir des daguerréotypes des édifices, en vue de « reproduire de façon parfaitement exacte ce que le temps aura détruit ». La photographie d’architecture documente également l’histoire en train de se faire. C’est ainsi que les grandes œuvres publiques comme la construction du métro parisien ou de la tour Eiffel et certains ouvrages d’art bénéficient de reportages détaillés. Aux États-Unis, la conquête de l’Ouest est à la base d’une large documentation, au gré de la progression du réseau de chemin de fer. Durant la Seconde Guerre mondiale, la photographie de ruine prend un tournant tragique mais crucial : les prises de vue de monuments avant bombardement permettront leur reconstruction comme à Londres, Hambourg ou Cologne.
A. Cross ou F. Tibbs, Londres, Palais de Justice dans la City, après un bombardement nazi, 17 avril 1941, épreuve sur papier argentique.
Architecture, photographie et édition à l’heure du progrès
L’ère des révolutions industrielles voit progrès techniques, constructifs et photographiques avancer de pair. La photographie joue un rôle central dans la communication et la diffusion des innovations techniques. L’érection des premiers gratte-ciel des États-Unis paraît aujourd’hui indissociable du travail de Berenice Abbott qui l’a documentée. Les Expositions Universelles illustrent leurs progrès conjoints : la photographie permet de fixer le montage et le démontage du Crystal Palace (1855) à Londres. L’édition n’est pas en reste, avec la parution d’un ouvrage de référence, le Traité de photographie sur papier de Blanquart-Evrard. Il marque le triomphe de la photographie – jusqu’à l’apparition du cinéma, qui fera dire à Sigfried Giedion :
« la photographie ne capte pas clairement […], il n’y a que le cinéma qui peut rendre intelligible la nouvelle architecture ».
Mais c’est là une autre histoire.
Peu avant 1930, commence l’ère de la communication visuelle de masse. Les premières expositions dédiées à l’architecture voient le jour. De Stijl expose à la Galerie Rosemberg à Paris en 1923, le Bauhaus à Weimar en 1924. Les revues d’architecture se développent, Domus et Casabella sont fondées en 1928, L’Architecture d’Aujourd’hui en 1930. Leur essor permet l’apparition de photographes spécialisés. Les techniques d’édition et d’imprimerie évoluent avec les techniques photographiques. Les images, d’abord collées sur les pages, sont reproduites mécaniquement, directement sur papier.
Des revues techniques s’installent. L’entreprise Hennebique édite par exemple entre 1898 et 1939, une publication dédiée au béton armé. Les revues d’art décoratif se répandent à partir de 1890, celles des groupes d’artistes à la période de l’Art Nouveau. L’édition, en pleine expansion, contribue à la diffusion du travail des architectes. Les monographies apparaissent. La photographie joue un rôle de plus en plus important en architecture, notamment dans le processus de projet. Les liens entre architecte et photographe se précisent.
B.B. Turner, Londres, intérieur du transept du Crystal Palace, 1852, épreuve sur papier albuminé d’après négatif papier, 26,5 x 39,5.
E. de Salignac, New York, Brooklyn Bridge, peintres sur les câbles en suspension, octobre 1914, épreuve moderne d’après négatif verre.
Photographier pour faire ou théoriser l’architecture
Les architectes se saisissent de la photographie. Gropius confie une campagne centrée sur des bâtiments du Bahaus à Lucia Moholy. Mies van der Rohe utilise le photomontage pour insérer ses esquisses dans leur site ; le collage fait son apparition dans le travail des architectes. La photographie joue un rôle dans leur expression personnelle comme en témoigne Le Corbusier, qui se souciait particulièrement de faire produire des images iconiques de ses réalisations. La photographie permet aussi d’asseoir les théories. Dans Learning from Las Vegas en 1972, Robert Venturi, Denise Scott-Brown et Steven Izenour utilisent les images pour documenter leur parcours dans le strip. Cette séquence quasi filmique, par flashes, s’avère indissociable du texte du manifeste. Charles Jenks ouvre The Language of Post-modern Architecture en 1977 par une vue de la destruction à la dynamite du complexe Pruitt-Igoe à Saint-Louis, autre rôle choc donné à l’image d’architecture.
Pourtant, dans l’après-guerre les relations entre architectes et photographes se distendent. Ce n’est plus le temps des rencontres, bien que la photographie soit devenue le moyen de représenter l’architecture. Le photographe reçoit sa commande et l’interprète à sa façon, l’éditeur sélectionne ou non les images produites en fonction des tendances du moment. À tel point que Herman Herztberger reproche une :
« photographie d’architecture coupée de la vie et sans la présence des personnes, conçue pour représenter un portrait de l’architecte lui-même et de son client plutôt qu’un bâtiment vivant. »
Des liens forts continuent cependant à se nouer – entre Herzog et de Meuron et Thomas Ruff, Hélène Binet et Zaha Hadid – alors que certains architectes se font photographes et que ces derniers s’émancipent de la commande.
Du documentaire à l’œuvre d’art
La photographie d’architecture cherche alors une expression autonome. Lorsque László Moholy-Nagy travaille avec le Bauhaus, il cherche des images qui expriment un continuum spatial. Bernd et Hilla Becher, avec leur inventaire de châteaux d’eau imperturbables, travaillent sur l’image en série et la mise en place d’une nouvelle forme de documentation. L’importance des revues dans la créativité artistique au tournant des années 1980 donne à la photographie d’architecture le statut d’œuvre d’art comme l’illustrent, entre autres, les travaux de Stephen Shore, Joel Meyerowitz, Hiroshi Sugimoto, Lewis Baltz, Ed Ruscha ou encore Stéphane Couturier. La photographie numérique opère un changement majeur dans la discipline, les retouches permettant à ses manipulateurs de rendre leurs œuvres plus indépendantes encore de leur sujet. Si cette Histoire de la photographie d’architecture ne développe pas ce pan contemporain des relations entres les deux disciplines, on peut poursuivre avec l’exposition Constructing Worlds : Photography and Architecture in the Modern Age (Barbican Centre, Londres, 2011) et son catalogue Shooting Space. Architecture in Contemporary Photography (Phaidon, 2014). Ce dernier, épais recueil de photographies d’architecture orchestré par Elias Redstone, également commissaire de l’exposition, réunit les œuvres de 50 photographes et artistes qui travaillent sur l’environnement construit. En dernier acte d’émancipation, rappelons-nous qu’Andreas Gursky est aujourd’hui le photographe le plus cher du monde. La photographie d’architecture a réussi à frayer son chemin vers l’indépendance, y compris économique.
Giovanni Fanelli, Histoire de la photographie d’architecture, PPUR, 2016.
POUR ALLER PLUS LOIN :
♦ L’une des premières expositions consacrées à la relation entre architecture et photographie, présentée en 1982 au CCA, puis en différents lieux des États-Unis en 1983 et au Centre Pompidou en 1984 : Photographie et architecture : 1839–1939.
♦ L’une des dernières sur le sujet : Constructing Worlds : Photography and Architecture in the Modern Age, Barbican Centre, Londres, 2011.